Paul KLEE en Tunisie

Paul KLEE: c'est le moment le plus heureux de ma vie: la couleur

et moi ne faisons plus qu'un, je suis peintre.

"Ici-bas, je suis insaisissable. Car je vis aussi bien parmi les morts que parmi les âmes à naître. un peu plus près du coeur de la création que l'ordinaire. Et pourtant, bien trop loin encore."
Paul Klee, Journal

Chronologie du voyage en Tunisie

-Début avril:

Voyage en bateau de Hilterfingen à Thoune, puis en train, vers la Provence via Berne.

Klee et Macke à bord du bateau

Le voyage des trois peintres, Auguste Macke, Paul Klee et Louis Moilliet à Tunis en avril 1914 a plus d’une signification dans l’histoire de l’art contemporain. Il a révélé au sein de la création artistique, et notamment picturale, une nouvelle dimension qu’on peut caractériser comme une expérience tout à fait originale concernant la perception de l’espace et l’application bien variée des formes et des couleurs. Mais c’est avant tout le récit d’une rencontre fructueuse entre le Nord et le Sud, l’Occident et l’Orient, puisque le résultat de ce court voyage a rassemblé aussi bien les peintres du Nord que les paysages du Sud, le regard occidental sur un certain espace et un milieu culturel oriental. Dans ce sens, on peut même parler d’une symbiose esthétique presque unique dans le cadre de l’inter culturalité.

En effet, ces peintres venus de la rive nord de la Méditerranée étaient avant tout en quête d’une autre source d’inspiration que celle que leur avait offert jusqu’alors la tradition picturale occidentale. Ils étaient en vérité, comme ils l’affirment eux-mêmes dans leurs lettres, à la recherche d’un nouvel espace iconographique qui peut satisfaire leur désir de percevoir autrement les choses, et combler par là même leur imaginaire si ardent. L’Orient, tel qu’ils ont pu le découvrir tout d’abord à travers la peinture orientaliste du XIXe siècle, représentée entre autres par Ingres et Eugène Delacroix ou plus tard encore par Monet, Renoir et Matisse, n’a pas manqué de nourrir cet imaginaire et d’accentuer leur curiosité. C’est d’ailleurs l’un des motifs essentiels qui a incité les trois peintres à entreprendre ce voyage en Tunisie. Mais cet espace, en tant que lieu tout à fait étranger à leur vocation esthétique, leur a tout de même ouvert d’autres possibilités d’expression et leur a permis de découvrir aussi bien la lumière que la variété des formes et des couleurs vives qu’ils ont pu reproduire dans leurs aquarelles et reprendre plus tard dans leurs peintures.

Dans ce qui suit, on essaiera de montrer, à l’exemple des aquarelles d’Auguste Macke, les nouveaux éléments esthétiques mis en œuvre lors de ce voyage puis développés par la suite par Paul Klee et d’autres peintres du groupe Le Cavalier bleu après la Première Guerre mondiale, étant donné que Macke est malheureusement mort lors de cette guerre. On tâchera aussi d’évoquer les répercussions qui ont eu lieu plus tard, autant dans le champ de la création picturale en Occident qu’au niveau de l’Ecole de Tunis. Ce qui justifie d’ailleurs l’usage du concept d’interculturalité dans ce domaine d’influence réciproque et d’interprétation esthétique.

1. L’espace en tant que lieu de rencontre iconographique

Pour Ernst-Gerhard Güse qui a édité un album à l’occasion de l’exposition organisée en 1982/83 à la mémoire des trois peintres aussi bien à Münster qu’à Bonn en Allemagne, sous le titre Die Tunisreise Klee Macke Moillet — le voyage de Tunis Klee Macke Moillet —, «l’Orient était depuis des siècles pour l’Europe moins un lieu géographique réel, qu’une région qui avait plutôt un rapport avec l’imagination et les désirs ou catastrophes fantastiques, c’est-à-dire qu’il était l’espace qui permettait de savoir plus sur l’état existentiel de l’Europe que sur l’état effectif de l’Orient»(1). Il est vrai que cet Orient, aussi proche de l’Occident soit-il, n’avait pas manqué d’éveiller la fantaisie des peintres et des hommes de lettres depuis le Siècle des lumières comme étant l’autre face inconnue de soi. Qu’on pense, par exemple, aux Lettres persanes de Montesquieu ou bien à Zadig de Voltaire, mais aussi à Salammbô de Flaubert ou au Divan occidental oriental de Goethe. Mais il était aussi cet ingrédient indispensable de l’image qu’avait fait l’Occident de l’autre en tant qu’étranger. Or cette image de l’autre n’implique évidemment ni sa perception réelle ni sa représentation véritable, mais plutôt une certaine appropriation qui répond plus aux projections et aux rêves qu’à la réalité immédiatement perçue.

L’Orient offrait ainsi un espace iconographique bien différent de l’Occident, mais il est aussi enrichi de ses phantasmes et ses désirs refoulés. Il est devenu en un certain sens le lieu symbolique à la fois de la lumière et de la sérénité, de la sensualité et de l’érotisme, mais aussi du danger et de la violence, du sinistre et de l’insaisissable, enfin du mystérieux et de l’inquiétant. C’est sur cette trame qu’allait d’ailleurs surgir l’orientalisme dans la peinture et, puis après, dans la photographie. Les tableaux de Delacroix, tels que La mort du Sardanapal ou Les femmes d’Alger, mais aussi l’Odalisque de Renoir en offrent le meilleur exemple.

Cet héritage pictural de tendance orientaliste allait influencer profondément nos trois peintres, et particulièrement Klee et Macke. A cela pourrait s’ajouter l’effet qu’avait eu l’exposition d’art arabo-musulman de Munich en 1910 sur les trois peintres qui l’ont visitée et dont ils se sont bien inspirés. L’Orient figurait déjà chez Auguste Macke depuis cette date, et même avant, dans ses esquisses et ses tableaux. Il apparaît surtout comme l’espace fantastique des désirs érotiques, et parfois même comme le lieu du «Paradis perdu» auquel il avait fait allusion dans certains de ses travaux. L’aquarelle portant le titre «Trois filles devant la maison» peinte lors du voyage à Tunis, et achevée juste après la visite des bordels dans la Médina, rappelle déjà un vitrail accompli en 1911 avec les mêmes motifs.

Mais par-delà le rêve et les projections fantaisistes, l’Orient se présentait aux peintres modernes autant dans ses paysages naturels que dans les formes ornementales de son architecture et sa représentation abstraite de figures géométriques et d’ornements, soit à travers l’arabesque ou dans la calligraphie. Cette expérience visuelle était, selon Uta Gerlach-Laxner, l’un des aspects fondamentaux dans l’appropriation de l’Orient au niveau stylistique chez Macke et Klee2. Il s’agit évidemment pour eux, non de reproduire la nature telle qu’elle apparaît réellement, mais de la présenter comme une composition de formes géométriques imbriquées les unes dans les autres. C’était le cas des premières aquarelles de Macke et de Klee produites pendant les premiers jours de leur voyage.

L’aquarelle de Macke ayant pour titre «Vue sur une impasse» illustre ce style à merveille. Bien que l’arrangement des éléments figurant dans ce tableau s’oriente en premier lieu sur l’architecture de l’espace constituée de droites, d’arcs et de voûtes, le peintre n’a pas manqué d’accentuer ces formes en les simplifiant et en les réduisant à de pures figures géométriques. Quant à la perspective, bien qu’elle ait été respectée dans son ensemble, elle fut du moins brisée par la présence de la personne placée au premier plan. Nous sommes là devant une technique tout à fait particulière d’exposition qui rappelle déjà un peu le mouvement du cubisme qui commence déjà à émerger. Il en est de même pour l’aquarelle «Femme dans la rue» qui reprend un motif semblable.

Cette expérience allait se développer chez les deux peintres de manière très rapide et toucher à son paroxysme à la fin de leur séjour lors de la visite à Kairouan. L’exposition de l’espace allait surtout se manifester à travers des paysages plutôt stylisés et plats qui font défaut aux règles de la perspective et s’éloignent totalement du naturalisme, mais aussi des autres courants tels que le fauvisme, l’impressionnisme et l’expressionnisme dont ils se sont tout d’abord inspirés.

2) Le rôle de la lumière et des couleurs dans la création artistique

Le deuxième élément essentiel qui frappe l’observateur des aquarelles de Macke et de Klee, c’est celui de la présence d’une luminosité très intense engendrée par une juxtaposition d’un choix de couleurs vives. Le voyage à Tunis fut surtout pour les deux peintres une rencontre véritable avec la lumière et les couleurs de l’Orient, car la découverte de cette lumière leur a permis de remplacer le mode traditionnel d’exploitation de l’ombre à partir du contraste du clair-obscur par des couleurs plus variées. Ainsi le jeu des couleurs et de la lumière va leur offrir tout d’un coup, de par sa répartition sur le papier, une structure plus fluide et fort légère.Klee note à ce propos «moi et la couleur nous ne faisons qu’un, je suis peintre».

Il faut tout de même signaler que cette nouvelle technique n’aurait pu être développée sans la réception du travail théorique préliminaire de Delaunay «Sur la lumière» 3 de la part des deux peintres et leur rencontre avec lui avant leur départ pour Tunis.

Delaunay voulait en effet placer les couleurs au centre de l’exposition picturale et leur accorder par la même voie un rôle plus important que les objets à présenter. Seul l’ordre des couleurs et leur combinaison sous des formes multiples constitue, en fin de compte, le thème du tableau réalisé. Et, c’est, comme il dit, à travers la «lutte des couleurs» et leurs forces dynamiques que le mouvement puisse être révélé et mis en valeur.

Fascinés par les études de Delaunay, Macke et Klee vont affronter cette théorie de la lumière à l’espace nord-africain, puis à l’adopter en tant que technique efficace. Cette technique leur a notamment permis de conjuguer les couleurs aux formes dans une harmonie qui supprime les contrastes et rend en même temps l’espace présent sans recourir à la perspective. Les aquarelles élaborées à Saint Germain — l’actuelle Ez-zahra — dans la banlieue sud de Tunis, dévoilent le secret de cette technique. La composition construite selon ce principe rappelle en quelque sorte celle du vitrail. De cette manière, les deux peintres ont pu se dégager des autres modes d’usage des couleurs et d’imposer ainsi leur propre style de travail. L’aquarelle Vendeur de jarres et tant d’autres traduisent encore cette nouvelle technique chez Macke, mais on la rencontre de manière encore plus forte chez Klee.

3. L’interculturalité artistique

Si on adopte l’adage très connu, à savoir que «le hasard fait bien les choses», on convient facilement à dire que le voyage de Klee, Macke et Moilliet à Tunis, il y a presque un siècle, n’a pas manqué son but, et ce, pour différentes raisons. La première et la plus immédiate est celle que nous avons énoncée précédemment sous l’aspect de l’évolution technique dans l’art de peindre et de composer les couleurs, mais aussi dans la façon d’instrumentaliser la lumière et de l’adapter aux différents modes d’exposition.

La deuxième raison concerne plutôt les motifs présentés, soit dans les aquarelles, soit dans les tableaux de peintures achevés après le voyage à Tunis par les trois peintres. Si, comme le dit Heidegger, «l’œuvre d’art ouvre à sa guise l’être de l’étant»(4), on peut concéder alors que ce voyage a déclenché effectivement une ouverture de l’étant sur l’être et a dévoilé les motifs variés d’expression et de production artistique qu’on ne peut aujourd’hui nier, mais aussi la valeur et l’ampleur. L’influence de ces peintres ne cesse de se manifester chez les jeunes peintres allemands et européens qui ne manquent d’entreprendre le même périple à la quête de motifs semblables. Le dernier en date est Wolfgang Rather qui a exposé dernièrement à l’Institut Goethe, et dont les aquarelles rappellent de manière très frappante celles de Klee et Macke.

Cette inspiration qui se fait sentir dans les motifs et la technique va retrouver son pendant chez certains peintres de «l’Ecole de Tunis» qui soulignent leur attachement à cette tradition. Le pont est ainsi jeté entre l’appropriation et la réappropriation d’un espace et d’une mémoire que l’art a pu relier à jamais dans les œuvres de nos trois peintres et que nous essayons de déchiffrer comme un échange interculturel entre le Nord et le Sud, l’Orient et l’Occident. Clémence Sugier l’a encore mieux exprimé dans ces mots : «La valeur de ces artistes et leur renommée mondiale permettent de faire d’eux les maillons d’une chaîne qui relie la culture de l’Occident à celle de l’Orient. Les relations de ces deux mondes sont le fruit d’une longue histoire. Si l’on parvient à mieux tenir compte des richesses humaines de ceux qui regardent comme de ceux qui sont regardés, dans une culture de curiosité réciproque, alors on pourra espérer, après les obscurités de l’heure présente, aller vers une ouverture, un élargissement».

Mohamed TURKI
(Universitaire)

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(1) Ernst-Gerhard Güse, Vor der Tunisreise, in : Die Tunisreise Klee Macke Moillet, hrsg.Ernst-Gerhard Güse, Stutgart 1982, p.22

(2) Uta Gerlach-Laxner, Paul Klee und der Orient, in : Die Tunisreise, Op. cit, p. 60

(3) Ernst-Gerhard Güse, Die Tunisreise, Op. cit, p. 23

(4) Martin Heidegger, L’origine de l’œuvre d’art, in: Chemins qui ne mènent nulle part, éd. Gallimard, Paris, 1962, p. 41.

(5) Clémence Sugier, La Tunisie dans la lumière de six peintres d’Europe : Victor Prouve, Wassily Kandinsky, Paul Klee, Mosès Levy, Alnert Marquet et Oskar Kokoschka, in Les sociétés musulmanes au miroir des œuvres d’art, éd. sous la direction de Hachmi Karoui, Cérès, Tunis 1996, p. 93.

Ernest Jaeggi, 1914

Dimanche 5 avril:

Arrivée à Marseille. Macke assiste à une corrida. Le soir, rencontre avec Louis Moilliet et Paul Klee dans un restaurant sur le port. Ils assistent ensemble à un spectacle de variétés.

Lundi 6 avril:

Promenade dans Marseille. À midi, départ pour Tunis, sur le Carthage, de la Compagnie générale transatlantique.

Mardi 7 avril:

Arrivée à Tunis. Les trois artistes sont attendus par un médecin suisse, le docteur Jaeggi, sa femme et sa petite fille. Klee et Moilliet habitent chez le docteur Jaeggi, rue de Sparte, Macke au Grand Hôtel de France.

Appartement du Dr. Jaeggi,

à Tunis, rue de Sparte.

Hôtel de France

(où est descendu Macke)

Mercredi 8 avril:

Ensemble, ils font des aquarelles et dessinent sur le port de Tunis. Ils visitent les quartiers réservés, accompagnés d'une escorte de police. Le soir ils écoutent un concert arabe.

Vendredi 10 avril :

Le matin, ils assistent à l’examen pour le permis de conduire du docteur Jaeggi. L’après-midi, ils se rendent en voiture, avec le docteur et sa famille, à Saint-Germain, la banlieue résidentielle des Européens de Tunis, où le médecin possède une maison de campagne.

Maison de campagne du Dr.Jaeggi

à Saint Germain (aujourd'hui Ez-Zahra),

banlieue de Tunis.

Ce que pourrait voir Paul Klee en ouvrant

les persiennes de sa chambre de la maison de campagne

de Saint Germain.

seule la cuvette des toilettes

reste d'origine.

Samedi 11avril:

Ensemble, ils font des aquarelles sur la plage et sur le balcon de la maison de campagne.

L’après-midi, promenade en voiture dans les environs. Le soir, Macke et Klee commencent à peindre un mur dans la salle à manger de la maison, Macke réalise une grande fresque avec âne et ânier, Klee deux petites scènes dans les coins.

Dimanche de Pâques, 12 avril:

Dessins et aquarelles sur la terrasse de la maison de campagne et dans les environs.

Lundi de Pâques, 13 avril:

Ils passent la matinée à Saint-Germain. Retour à Tunis pour le déjeuner.

L'après-midi, avec le docteur Jaeggi, promenade en voiture à Sidi-Bou-Saïd où ils font des aquarelles. Puis, ils vont à Carthage et dînent dans un restaurant français. Dans la nuit, retour à Tunis.

Mardi 14 avril:

A 6 heures du matin, rendez-vous des trois artistes .à la gare de Tunis pour a à Hammamet en train. Promenade à pied dans la ville. Visite de plusieurs cimetières. Le soir, ils vont dans un café.

La gare de Hammamet

Mercredi 15 avril:

Marche à pied jusqu'à la gare de Bir-Bou-Rekba pour aller à Kairouan, changement à Kalaa-Sghira. Arrivée à 2 heures à Kairouan.

Gares, correspondance pour Kairouan et Hammamet.

Jeudi 16 avril:

Tôt le matin, ils font des aquarelles et dessinent d'abord à l'extérieur de la ville, puis dans la ville même. Se font accompagner par un guide. L'après-midi, ils visitent des mosquées. Ils se promènent et se font porter par des ânes; ils font courses et s'arrêtent à la terrasse d'un café.

Macke sur l'âne

et Klee derrière,

à Kairouan.

Vendredi 17 avril:

Ils font des aquarelles et dessinent à l'extérieur de la ville. A midi, retour à Tunis en train; changement à Kalaa-Sghira.

Samedi 18 avril:

Ils font des courses à Tunis en se promenant. Ils se rendent de nouveau, avec le docteur Jaeggi, à Saint-Germain. Le soir, retour à Tunis.

Dimanche 19 avril:

Klee part seul pour Munich. Macke et Moilliet restent encore quelques jours.

Paul Klee en compagnie

de son fils Félix

(Berne, 1914).

Mercredi 22 avril:

Macke et Moilliet quittent Tunis.

Jeudi 23 avril :

Ils arrivent à Palerme.

Vendredi 24 avril:

Ils arrivent à Rome.

Fin avril (28 ou 29) :

Retour à Hilterfingen.

Klee, Macke et Moilliet,

(par August Macke)

Le voyage en Tunisie qu’entreprirent en avril 1914 Paul Klee et ses amis peintres August Macke et Louis Moilliet, sur l’invitation du médecin bernois Ernst Jäggi, est devenu un événement clé de l’histoire de l’art du XXe siècle et un mythe de l’art moderne.

Un mythe irradié du prestige de l’étranger et de l’exotique, de l’éclat de la lumière et des couleurs – un mythe fondé par Paul Klee lui-même par ces mots célèbres dans son journal: »J’abandonne maintenant le travail. L’ambiance me pénètre avec tant de douceur que sans plus y mettre de zèle, il se fait en moi de plus en plus d’assurance. La couleur me tient. Point n’est besoin de chercher à la saisir. Elle me possède, je le sais. Voilà le sens du moment heureux: la couleur et moi sommes un. Je suis peintre.«

Face à la profusion des couleurs et à l’intensité de la lumière naturelle des paysages nord-africains, Klee exécute avec bonheur une série d’aquarelles délicates d’une clarté et d’une luminosité impressionnantes. Klee, qui en tant que dessinateur avait été longtemps très critique envers ses travaux de peinture, voit dans les aquarelles de Tunis sa percée vers la couleur. Aujourd’hui, il convient de relativiser, sachant que l’artiste – marqué par l’orphisme de Robert Delaunay – avait déjà réalisé avant la Tunisie des aquarelles qui ne diffèrent guère dans la technique, la forme et la palette, des travaux exécutés en Afrique du nord.

Pendant le séjour en Tunisie, où Klee, Macke et Moilliet visitèrent Tunis, Saint Germain (aujourd'hui Ez-Zahra), Sidi Bou Saïd, Hammamet et Kairouan, Klee peignit une vingtaine d’aquarelles et les inscrivit dans son catalogue manuscrit. L’artiste poursuivit l’exploration du sujet après son retour, si bien que le nombre des travaux renvoyant à la Tunisie est bien plus important. Il est établi par exemple que Klee travailla à »Teppich der Erinnerung« [Tapis du souvenir], 1914, 193, jusqu’en 1921.

La répartition légère des surfaces en champs de couleur géométriques, transparents sans être schématiques, est caractéristique des aquarelles de Tunis. La palette très nuancée, dont la luminosité repose essentiellement sur l’effet des contrastes complémentaires (rouge-vert, bleu-orange, jaune-violet), s’étend à toutes les couleurs primaires et secondaires.

Les aquarelles des années 1914–1915 au Zentrum Paul Klee permettent de reconstruire l’évolution de la construction et de l’abstraction au cours du voyage. Au début, Klee écrivait encore, très autocritique: »Tout de suite à l’œuvre, j’ai peint à l’aquarelle dans le quartier arabe. Me suis attaqué à la synthèse de l’architecture de la cité et de l’architecture du tableau. Pas encore à l’état pur, mais effort plein de charme mêlant l’ambiance et l’euphorie du voyage: la part du moi. Voilà qui plus tard se fera plus objectif, lorsque les belles vapeurs se seront dispersées.«

En comparaison, les peintures »vor den Toren v. Kairuan«, 1914, 216 [Aux portes de Kairouan], ou »Landhäuser am Strand«, 1914, 214 [Villas au bord de la plage] sont caractérisées par une plus grande clarté de l’architecture picturale. Mais elles non plus ne relèvent pas totalement de l’abstraction et portent les traces du travail d’après nature: les bords de la feuille révèlent la marque laissée par les élastiques qui maintenaient le papier.

Klee Paul - Saint-Germain Near Tunis

Saint Germain, 1914

Klee Paul - Ansicht von St. Germain

Il est des émerveillements...quand une rencontre se dépouille des vaines solennités et que, saisis, nous subissons l'éclair...

Paul Klee me frappa, insouciant et solaire, comme jadis Rimbaud... Loin d'être la peinture puérile qu'y voient certains, son oeuvre est une des plus complexes, des plus dangereuses aussi pour l'implacable raison humaine que le génie artistique de l'homme ait produite, depuis la croupe noire et ocre d'un aurochs à Lascaux.

"On ne peut absolument pas me comprendre ici-bas. Car je vis justement aussi bien chez les morts que chez ceux qui ne sont pas nés, un peu plus proche de la création qu'il n'est habituel, mais pas encore assez près, il s'en faut de beaucoup." (Notes, 1916)

La peinture de Paul Klee ne ressemble à rien de connu parce que poète, musicien et philosophe, elle est poème, musique et quête spirituelle. Plus qu'une recherche formelle, l'oeuvre de Klee est une réflexion sur le monde sensible, une intégration volontaire et réussie des perceptions humaines.

Mon regard entend la peinture de Klee avant d'en percevoir les subtilités plastiques. Sa musicalité m'éclabousse autant que sa luminosité, que la fragilité de ses lignes tirées du néant vers l'autre part. Là, tout est mouvement, subtilement organisé dans le temps et l'espace, selon des figures, au sens cortázarien du terme, saisissables si l'on souhaite voir.

Le regard que l'on doit porter sur l'oeuvre de Klee ne peut être qu'actif, sur un chemin de sensations qui sollicitent plus que notre regard :

"Ce qui est productif, c'est justement la voie, c'est là l'essentiel, le devenir est au-dessus de l'Être.", note Klee dans son journal. Phrase que je ne peux m'empêcher de rapprocher de celle de Char : "Être du bond. N'être pas du festin, son épilogue."

La diversité des techniques, des supports que nous retrouvons dans les 9000 oeuvres qu'il nous a laissées sont la marque de cette recherche incessante. Klee n'est pas Yves Tanguy, qui reproduira toute sa vie le "même". Il semble remettre en cause, à chaque tableau, la perception qu'il a de la réalité et les moyens à sa disposition pour l'intégrer dans sa vision nourricière, parfois hallucinée, du monde.

Ne vous arrêtez donc pas à l'apparente simplicité de cette peinture, qui ferait croire à jeux d'enfants, là où se trouve saisie toute la complexité du monde. Sartre disait que "Klee est un ange qui recrée les merveilles du monde". Il est pour moi cet homme inflexible et douloureux, parcourant inlassablement les sentes poussiéreuses de l'Homme, sans appel.

Comme l'écrivait René Char (Recherche de la base et du sommet)

Paul KLEE et la Tunisie

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